dimanche 10 octobre 2010

ENTRETIEN AVEC MOHAMED BOUCHAKOUR, ENSEIGNANT, CHERCHEUR HEC - ALGER : Affaire Djezzy, partie d’échecs et fiasco russe




Le groupe Vimpelcom a proposé de céder sa filiale Djezzy au gouvernement algérien pour un montant de 7,8 milliards de dollars. Pensez-vous que ce soit un montant équitable comme l’affirme le patron de ce groupe ?

Mohamed Bouchakour : Il ne s’agit pas ici comme vous le savez d’un simple rachat de sociétés, mais d’une affaire beaucoup plus complexe où l’Algérie a été… disons naïve au départ. Et aujourd’hui, nous sommes en train d’en récolter les conséquences. Il y a trois aspects à prendre en compte dans les choix que l’Algérie peut faire : tout d’abord il faut décider du principe d’acheter ou non, et la réponse n’est pas évidente. Ensuite, si c’est la première option qui est retenue, il faut fixer sa stratégie de négociation en commençant par s’appuyer sur une évaluation neutre. Et là aussi, il n’est pas dit qu’elle aboutisse. Enfin, le troisième aspect à intégrer est que sur le terrain des marchandages économiques, les relations politiques entre les Etats doivent rester totalement à l’écart. C’est l’usage depuis au moins la chute du Mur de Berlin. Dans la guerre économique qui mène le monde, il n’y a ni pays frères, ni pays amis, mais seulement des partenaires, des clients et des fournisseurs en alliance et en compétition. Si l’on a commencé à comprendre ce principe en Algérie, après l’affaire Lafarge, il faut vite apprendre à le mettre à exécution de manière froide et systématique.

Alors faut-il envisager de racheter Djezzy ?

Franchement, sans avoir toutes les informations en main, je pense que non. Si la puissance publique veut récupérer cette société, pour des raisons politiques impérieuses, il lui reste la possibilité de la nationaliser et d’en payer le prix en termes d’indemnisation, quel qu’il soit. Je ne pense pas que les choses aillent jusque-là, sauf s’il y a des aspects qui, pour le moment, échappent au grand public. Mais si c’est l’Etat actionnaire qui cherche à racheter cette société, par holdings interposés, on est sur le terrain d’une transaction économique qui, elle, doit se justifier commercialement et financièrement. Les deux terrains sont totalement différents. Cette seconde option ne me semble pas se justifier quel que soit le niveau de prix sur lequel les parties pourraient s’entendre.

Justement, le groupe Vimpelcom a proposé un prix de 7,8 milliards de dollars qu’il a qualifié d’équitable.

Un petit détour par des notions de base va nous permettre de bien comprendre les termes du débat. Dans les cessions de sociétés, il y a toujours un prix plafond idéal pour le vendeur, au-delà duquel le projet n’est plus rentable pour le candidat acquéreur. Ce premier prix est calculé et proposé par le vendeur à l’acquéreur comme si celui-ci faisait un investissement, ce qui est d’ailleurs le cas. Plus la rentabilité future est élevée, plus le prix demandé est fort, ce dernier étant calculé par une méthode dite la méthode des cash flows actualisés. Mais il y a une seconde façon de déterminer le prix et qui aboutit à fixer un niveau plancher, c’est celle qui convient à l’acquéreur. Elle est basée en gros sur l’évaluation du patrimoine que possède l’entreprise en propriété, diminué de ses dettes, ce que l’on appelle, la méthode de l’actif net corrigé. En dessous de ce prix, le vendeur n’a plus intérêt à céder les actions de son entreprise, mais à la liquider par la vente aux enchères de ses actifs physiques par lots. D’après les informations publiées dans la presse à l’occasion de cette affaire Djezzy, les 7,8 milliards de dollars proposés par le groupe russe correspondent au prix plafond, alors que le prix plancher se situe à environ 3 milliards de dollars.

Est- ce à dire que la bonne affaire pour l’Algérie serait de pouvoir acquérir Djezzy à un prix avoisinant les 3 milliards de dollars ?

Non. La bonne affaire, c’est le groupe russe qui l’a déjà faite, ou plutôt qui a cru la faire en prenant le contrôle de Djezzy sur la base d’un prix vraisemblablement proche du prix plancher.

Qu’est-ce qui vous le fait dire ? Ce sont là des données confidentielles...

Je ne suis pas dans le secret des dieux, mais je m’appuie sur une forte présomption qui part du principe que dans ce type d’affaires et à ce niveau d’enjeux, nos vis-à-vis sont hyperrationnels. OTH, sachant que sa présence est devenue indésirable en Algérie, a dû faire ses calculs, consulter ses experts en stratégie et trouver que la meilleure option était de vendre une partie de ses actions à un groupe comme Vimpelcom et réaliser d’une pierre plusieurs coups : (I) se soustraire à la confrontation directe avec les autorités algériennes tout en assurant la présence de ses intérêts dans un marché encore rentable, en termes de rémunération de l’action même si le nombre d’actions en portefeuille est moindre, (II) réaliser une plus-value colossale en vendant au groupe Vimpelcom la majorité des actions de Djezzy dont la valeur initiale était dérisoire, (III) neutraliser les velléités algériennes de prendre le contrôle de la filiale, en leur imposant un autre interlocuteur muni d’une proposition de cession au prix fort, (IV) en cas de rachat de Djezzy par la partie algérienne au prix fort, prendre part au partage de la plus-value raflée par le groupe Vimpelcom. Un véritable coup de maître dans cette partie d’échecs ! Mais il ne faut pas insulter l’intelligence des Russes. Ils sont également très rationnels. Le deal avec les Egyptiens ne pouvait être accepté par eux que dans la mesure où OTH accepte de baisser ses prétentions jusqu’aux alentours du prix plancher, ce que l’opérateur égyptien n’a pas eu trop de mal à accepter, compte tenu de la valeur initiale dérisoire de ses actions et des multiples points marqués que je viens de souligner à l’instant.

Donc, le rachat de Djezzy n’est même pas possible sur la base du prix plancher que vous estimez à 3 milliards de dollars.

Ce que le patron du groupe russe a nommé un prix équitable ne devrait pas dépasser de beaucoup le prix qu’il a lui-même accepté de payer, c'est-à-dire quelque 3 milliards de dollars. En venant proposer une offre équitable de 7,8 milliards de dollars, le groupe russe a tenté, «d’arnaquer» l’Algérie, une deuxième fois après l’opérateur égyptien qui se cache maintenant derrière lui. Donc, le rachat sur la base du prix plancher de 3 milliards de dollars n’est plus objectivement possible, et j’ajouterais qu’il n’est pas stratégiquement souhaitable. Dans cette affaire, il faut, encore une fois, garder la tête froide et ne pas faire de fixation. N’importe quel bon père de famille qui compte ses sous vous le dira : on n’achète pas un produit tout juste parce qu’il est bradé, ou pour régler des comptes relationnels. On le fait encore moins quand il est au double de sa valeur, et qu’on n’en a pas un besoin express. La somme de 3 milliards de dollars, l’Algérie peut l’utiliser de manière plus judicieuse dans d’autres projets avec des retombées et impacts beaucoup plus intéressants pour la collectivité que le rachat de Djezzy. Il est difficile de comprendre pourquoi on engloutirait des deniers publics dans une société qui fonctionne normalement et qui, au contraire, génère des recettes fiscales à l’Etat. Quand on rachète une société, c’est pour des raisons très précises et fondées. Par exemple, capter des dividendes substantiels et qui sont appelés à le rester, ou qui sont appelés à le devenir après son redressement si l’entreprise est en difficulté. D’autres raisons renvoient à la volonté d’accroître sa part de marché, ou encore de s’intégrer en amont ou en aval, de faire jouer des synergies, de revendre plus tard et réaliser une plus-value comme l’a escompté le groupe russe, etc. Nous ne sommes dans aucun de ces cas de figure : le potentiel de croissance du marché de la téléphonie mobile est en train de décélérer et devrait commencer à tendre sur le court-moyen-terme vers sa phase de saturation. Ce marché étant par nature très régulé, sa croissance et la répartition de ses parts peuvent être infléchies et ajustées par des mesures indirectes dont les leviers sont maniés par l’Etat, à sa guise. Quant à l’avantage d’une plus value future, d’une recherche d’intégration ou de synergies, l’opération de rachat de Djezzy ne présente aucun intérêt dans ces domaines. Tout ceci conduit à la conclusion que sur un plan purement économique, racheter Djezzy ne se justifie pas. La chose aurait pu être encore envisagée si l’entreprise était en difficulté, et que faute d’autres acquéreurs, il fallait sauver des emplois et maintenir la continuité du service. Dans ce cas, c’est l’Etat protecteur ou garant qui aurait été interpellé, pas l’Etat actionnaire, ni stratège. On est loin également de ces cas de figure.

Quand vous dites qu’il faut réfléchir et garder la tête froide, vous estimez que dans cette affaire, les esprits sont passionnés par l’assombrissement des relations algéro-égyptiennes qui a suivi les matchs de football de l’année dernière entre les deux pays ?

OTH a prouvé qu’il était capable de mener cette partie d’échecs la tête froide. Il a réalisé un coup de maître en vendant Djezzy au groupe russe Vimpelcom. Derrière ce coup, il y a deux signaux très clairs adressés à l’Algérie: un, cet opérateur annonce qu’après avoir gagné beaucoup d’argent en très peu de temps en Algérie, grâce à «une machine à sous» nommée Djezzy, qui lui a très peu coûté, il prend acte que sa présence est devenu indésirable, et s’en va en abandonnant sur place cette «machine à sous» qui continue à fonctionner, à distance, en partie pour lui grâce à un acquéreur avide. Deux, «si vous tenez absolument à récupérer cette “machine à sous”, et bien je vous ferai payer le prix fort. Que ceci vous dissuade ou non, dans les deux cas, je suis gagnant ; soit en termes de dividendes, soit en termes de plus value».

Oui, mais le fait que le groupe Vimpelcom s’est déplacé en présence du président russe, avec une proposition de prix aussi exorbitante, cela signifie qu’ils savent pertinemment que les autorités font une fixation sur la récupération de Djezzy et sont pratiquement prêtes à mettre le prix ?

C’était certainement leur calcul. Mais il y a un autre aspect qu’ils ont négligé et qui risque fort de fausser leurs calculs. Dans les affaires, surtout à l’échelle internationale, personne n’apprécie de perdre la face. Et c’est ce qui arrivera si l’Algérie accepte le principe même d’une transaction sur Djezzy avec les Russes : en achetant cette société à OTH pour venir ensuite proposer de la revendre à l’Algérie tout en sachant que celleci était intéressée et jouissait d’un droit de préemption, le groupe Vimpelcom a commis une faute énorme à l’endroit de la partie algérienne. Plus même, la délégation officielle qui a accompagné le groupe russe, président russe en tête, a commis une indélicatesse diplomatique monumentale en s’associant à la démarche. On se demande d’ailleurs comment l’Algérie a pu accepter que cette affaire soit inscrite à l’ordre du jour des discussions et médiatisée. Pour toutes ces raisons, il faut s’attendre à ce que les choses restent en l’état. Si plus personne ne veut racheter Djezzy, on peut déduire que le groupe Vimpelcom risque fort de se retrouver avec une entreprise «maudite» qu’il n’aurait certainement pas acquise s’il se doutait qu’il allait la garder sur les bras. C’est pourquoi dans ce jeu, la pire des réponses que puisse faire la partie algérienne, c’est de renoncer à acquérir Djezzy, quel que soit le prix et quel que soit l’interlocuteur. Si ce scénario se confirme, Alexander Izosimov, le patron du groupe russe propriétaire de l’ex-filiale égyptienne, aura fait la plus mauvaise affaire de sa carrière. C’est pourquoi, les choses en fait n’en resteront pas là. Il faut anticiper le coup suivant. Par exemple, si la partie algérienne s’obstine à traiter avec OTH, je ne serai pas étonné que les Russes fassent la concession d’envoyer une délégation de négociateurs OTH, mais composée d’une équipe russe mandatée par le groupe Wimplecom… La partie d’échecs va incontestablement continuer, mais sans les Egyptiens car ceux-ci n’existent plus.

C’est votre conclusion ?

Oui. Dans cette affaire de Djezzy, les Egyptiens ont été plus stratèges que les Algériens. Les Russes prétendent pouvoir l’être plus que les Egyptiens. Il reste aux Algériens à démontrer qu’ils seront plus stratèges que les Russes.

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