jeudi 7 juillet 2011

Fatma oussedik. Sociologue «Le portable est un instrument de liberté»

- Qu’est-ce qui a fait, selon vous, que le téléphone portable soit devenu très rapidement un produit populaire en Algérie ?


Je crois qu’il ne faut pas isoler le portable d’autres manifestations. Ce qui s’est passé en réalité, c’est qu’on a repoussé les frontières de l’échange. C’est ce qu’on a appelé le phénomène de la mondialisation. Mais ce n’est pas seulement au niveau mondial, c’est aussi au niveau intérieur. Et cela n’a été possible que grâce à des découvertes technologiques. Je parle de la parabole, je parle de l’avion, je parle de l’internet… Le téléphone portable s’inscrit donc dans le cadre de ces découvertes qui ont transformé le monde. On peut élargir encore le package à la contraception. Et toutes ces choses-là qui ont modifié la vie des gens, l’ont transformée en grande partie dans le domaine de la communication. Alors, quelles conclusions peut-on en tirer pour l’Algérie ? L’Algérien, qu’on présente généralement comme quelqu’un d’extrêmement fermé, nationaliste, très étroit d’esprit, très à cheval sur les limites de son espace privé, sur les limites de ses frontières, de son territoire, de sa houma, etc, je pense que ces valeurs sont en train de voler en éclats par l’effet de ces technologies.


- Vous pensez que l’Algérien les a vite intégrées ?


Oui, parce qu’il a le désir d’être au monde. Ce qui définit pour moi un jeune Algérien aujourd’hui, c’est la faim d’être au monde. Il a envie d’exister dans le monde tel qu’il est. Or, pour lui, avec ces histoires de visa, avec la difficulté d’avoir accès aux autres formes de communication, il est dans un village global virtuel. Il y entre par Internet, il y entre par la parabole et il y entre aussi par le téléphone portable. Par le truchement du téléphone portable, il est relié à un espace qui est plus que lui-même. Il devient un individu social avec des liens, avec des réseaux. C’est la société en réseau. C’est ce que nous apprennent de grands sociologues comme Saskia Sassen ou Robert Castel qui ont travaillé sur cette société en réseau.


- Cela a donné lieu à de nouvelles communautés, d’après vous ?


Certainement. Cela permet de redéfinir l’appartenance par l’adhésion à un autre réseau, donc à une autre communauté. L’individu est maintenant acteur. C’est lui qui va choisir sa communauté. Il appelle des gens qu’il a rencontrés une fois dans le bus ou qu’il a connus par Internet, donc il redéfinit son espace. Mais aussi, il se défend par rapport aux autres espaces. Cela est très intéressant quand on regarde par exemple le rôle du portable dans les manifestations, en particulier le rôle de la fonction photo et vidéo intégrée dans le téléphone, qui permet d’enregistrer les événements dont le sujet est témoin. Donc, c’est aussi une prise de parole.
On note d’ailleurs que toutes les chaînes d’information en continu incitent les téléspectateurs à leur envoyer leurs vidéos…
Et elles se servent effectivement des images que leurs envoient les gens. Le citoyen crée ainsi l’information. Prenez par exemple le site «Envoyés spéciaux algériens» (voir leur page sur facebook.com/e.s.algeriens, ndlr) que je suis de près personnellement. Et dans «Envoyés spéciaux algériens», on découvre des reportages entiers.


- Le portable devient un média citoyen ?


Oui, il devient un média citoyen. C’est un instrument de liberté qui a réussi à déjouer tous les dispositifs de censure. Et c’est aussi une prise de parole encore plus large que les numéros de téléphone que vous avez dans votre répertoire dans la mesure où cela vous permet de vous adresser à l’Algérie entière et même à l’opinion internationale. Nous sommes en présence d’un discours sur soi, mais aussi sur les autres. Les contenus diffusés par le portable désignent ce dont la télé et la radio ne rendent pas compte. Et le fait que les Algériens aillent vers des sites alternatifs pour prendre le pouls de ce qui se passe dans la société, c’est presque une façon d’avoir recours à un contre-média.


- Lors de notre enquête, beaucoup ont insisté sur les «effets pervers» liés à cet outil. Comment analysez-vous les nouveaux comportements induits par le portable ?


Cela renvoie au thème du rapport philosophique à la science. La science, on en fait ce que l’on veut. Ce ne sont que des instruments. Après, les personnes peuvent les utiliser à bon escient comme elles peuvent les utiliser à mauvais escient. Vous me rappelez un incident. J’assistais avec mon mari à un concert du regretté Guerrouabi et, au milieu du concert, un portable sonne. Guerrouabi s’est arrêté. Il ne pouvait pas faire autrement, c’était un acte très violent, contre lui et contre la salle. Il a regardé la personne en question et lui a dit : «Le portable fel concert !» Cela signifie qu’effectivement, il y a une éducation à la science. On peut en faire le pire et le meilleur.


- On assiste aussi à des formes de «fétichisation» du portable. Est-ce un moyen de revanche sociale, selon vous ?


Ce n’est pas seulement de la revanche sociale. Au premier degré, ce qu’on essaie de nous dire c’est : «Moi aussi j’en suis.» Je n’ai pas de voiture, je ne voyage pas, je n’ai pas de visa, mais j’ai un portable, c’est-à-dire j’ai un signe distinctif des découvertes de ce siècle.


- On voit même des chômeurs arborer des portables chers…


Cela veut dire, j’ai d’autres sources de revenus, «rani n’bezness», j’ai du business derrière moi. Le portable, c’est une représentation de soi par rapport à son identité. Je suis d’ici et je suis de maintenant. Je suis un jeune branché, ou bien je suis une mère de famille aimée. Les mères disent toujours : ce sont mes enfants qui me l’ont acheté. On m’appelle beaucoup, on fait attention à moi. Donc, c’est tout un discours sur soi, sur ce qu’on est, sur ce qu’on veut paraître, ce à quoi on aspire. Ce portable, il a une sonnerie particulière, il a une musique et, par cette musique, je dis qui je suis. Je suis de maintenant mais c’est l’appel à la prière qui sera ma sonnerie. Ou c’est Bob Marley qui va être ma sonnerie, ou c’est Edzayer laqdima… Cela indique de quelle tribu je suis. Mais ce ne sont plus les tribus anciennes. Ce sont les nouvelles tribus de la modernité. C’est pour cela que c’est une perte de temps pour le pays que de ne pas vouloir enregistrer cette aspiration à un vécu différent, à une appartenance à la mondialisation que portent tous les Algériens et qu’ils manifestent clairement.

Source : Journal El Watan du 07/07/2011

Aucun commentaire: